Nous est un autre – Michel Lafon & Benoît Peeters
Pourquoi ce livre ? Parce que j’écris moi-même un texte à quatre mains et qu’on m’en a donné envie de m’intéresser davantage aux auteurs qui ont écrit ensemble. Il est en effet vrai qu’il s’agit d’une manière d’écrire assez méconnue, même si de nos jours on peut davantage parler de collaboration d’écriture – comme avec ce blog de lecture ! – et que au final rares sont les livres qu’on pourrait citer comme ça, ayant été écrits par deux personnes. Il s’agit d’un des rares ouvrages sur le sujet – peut-être le seul ?
Saviez-vous que les plus célèbres romans d’Alexandre Dumas ont d’abord été écrits par Auguste Maquet ? Que le marxisme est une invention de Friedrich Engels ? Que le capitaine Nemo est un hommage à Jules Hetzel, l’éditeur sans qui les Voyages extraordinaires n’auraient jamais existé ? Qu’Erckmann-Chatrian est la signature de deux hommes, mais d’un seul écrivain ? Que Willy a détruit les brouillons des premiers Claudine et que l’on ne connaîtra donc jamais sa part dans les romans de jeunesse de Colette ? Qu’André Breton aimait distinguer ligne à ligne, dans Les Champs magnétiques, les phrases de Philippe Soupault et les siennes ? Que le » troisième homme » surgi de la rencontre d’Adolfo Bioy Casares et de Jorge Luis Borges est l’écrivain le plus singulier de la littérature argentine ? Que plus Hergé s’est entouré de collaborateurs, plus la création des albums de Tintin s’est ralentie ? Et que Paul Pavlowitch, qui assuma le rôle d’Emile Ajar à la demande de Romain Gary, fut bien autre chose qu’un prête-nom ? Frappés par le tabou qui pèse sur l’écriture en collaboration, Michel Lafon et Benoît Peeters ont mené la première enquête approfondie sur cette pratique trop longtemps occultée. Ce livre raconte, comme autant de romans, les histoires vraies de duos éphémères ou durables, affichés ou clandestins, raisonnables ou passionnels. Il parle d’argent et d’amitié, de conflits et de fusion, du bonheur d’inventer ensemble et de l’amertume des séparations. Ecrit lui-même à quatre mains, cet ouvrage propose aussi une défense et illustration d’une pratique riche en enseignements sur les mécanismes de la création – et, plus largement, sur les relations entre les hommes.
Si on vous dit comme ça, écriture à quatre mains, je pense que l’exemple qui vient le plus facilement est (peut-être) le nom de Jules Verne lié à celui de Jules Hetzel, car l’histoire selon laquelle le fameux capitaine Nemo de 20 000 lieues sous les mers est en effet un portrait de son éditeur Hetzel. Mais on peut aussi penser à Jacques Prévert, le scénariste des films de Marcel Carné (Les enfants du paradis, les visiteurs du soir). Ou le « nègre » de Dumas. C’était en tout cas les trois seuls exemples qui me venaient à l’esprit en ouvrant ce livre, et j’ai découvert avec plaisir ainsi, des portraits d’auteurs qui ont écrit, main dans la main, qui se sont assez liés d’amitié à un moment de leur vie, pour avoir envie de créer à deux.
Il est beaucoup plus difficile de donner son avis sur un documentaire qu’un roman, mais celui-ci fut simplement passionnant à lire. Même si j’aime découvrir les oeuvres via des préfaces et donc en apprendre sur leur contexte d’écriture, j’étais loin d’imaginer toutes les relations qui pouvaient se tisser autour d’oeuvres aussi connues que Le comte de Monte-Cristo ou encore Tintin. Chaque duo d’écrivain ici est différent et a fonctionné de manière différente ; les frères Goncourt (que vous voyez apparaître dans l’image à la une) qui écrivaient leur journal de manière ininterrompue, mélangeant les nous et je, de manière très intime, ce qui évoque un lien de fraternité parfois troublant mais également puissant et incroyable (c’est sans doute ceux qui m’ont le plus touchée) ; Auguste-Maquet qui écrivait de façon brute les textes de Dumas puis les lui envoyait, Dumas relisant et étoffant le style et les intrigues ; Jules Verne, qui laissait son éditeur Hetzel apporter toutes les corrections jugées nécessaires, tant la présence paternelle d’Hetzel lui était nécessaire ; ou encore le dernier duo d’écrivain évoqué à la fin, un couple, qui a en fait immortalisé son amour au long d’un voyage routier d’un mois et qui a ainsi relaté son expérience et l’intensité de leurs sentiments. La lecture est plutôt facile, même si on s’intéresse souvent moins aux auteurs scientifiques, notamment ; un seul sur les auteurs traditionnels m’a laissée une impression d’incompréhension, mais j’ignore si c’est eut-être parce que la collaboration décrite était effectivement aussi complexe et dingue que j’ai pensé le comprendre…
Ce que cherche à montrer cet essai, c’est comme parfois certains artistes se croisent et ont besoin d’un autre pour parvenir à exploiter et créer totalement, de manière signifiante, assez pour que leurs ouvrages restent dans les mémoires. Leur manière d’écrire à chacun est tout à fait différente et dépend en grande partie de la relation entre les deux auteurs : amitié, fraternité, amour, lien professionnel, service rendu, travail d’équipe…et cela montre également les coulisses de l’écriture, de cette activité qui normalement ne se fait qu’en solo et qui montre ici une exception très intéressante et peu connue. Plus que tout, ce sont les relations entre les artistes qui sont aussi passionnantes : tout simplement parce qu’elles font état des relations humaines en général, et en en apprenant sur les auteurs, on comprend mieux leurs oeuvres ainsi que le sens qu’ils y ont donné. Une lecture très intéressante et inhabituelle, qui donne à réfléchir sur les mécanismes de l’écriture et des coeurs humains.
Essai-documentaire français.
Editions : Flammarion
Parution originale : 2006
Disponibilité : chez le libraire, grand format (22 euros)
348 pages.
EAN : 9782082105538
Lecture en cours : Les jardins de Kensington de Rodrigo Fresan et La Voleuse de Livres de Markus Zusak.
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