Le Voyage de G. Mastorna – Federico Fellini
Pourquoi ce livre ? Je l’avais vu en librairie à sa sortie, regardé, feuilleté, hésité, reposé. Et trois semaines plus tard je suis allée le chercher quand même pour l’acheter, et le sauver d’ailleurs du renvoi réservé aux invendus. J’ai mis du temps à le lire, parce que je voulais le savourer, et je ne regrette pas. Je n’ai pas vu tous les films de Fellini (cinéaste de l’âge d’or italien) loin de là, mais j’ai beaucoup aimé ceux que j’ai vu (La Dolce Vita, Otto e mezzo, I vitelloni). Et par conséquent, tomber sur le scénario de son film inachevé, le film « maudit » comme il y en a toujours chez les réalisateurs, m’intriguait beaucoup, tout comme son thème.
C’est juste après avoir terminé un de ses chefs-d’oeuvre. 8 et demi. que Federico Fellini, au sommet de sa gloire, se lance dans le plus ambitieux de ses projets : Le Voyage de G. Mastorna. Génial, mais démesuré et coûteux, le film ne verra jamais le jour et restera le grand regret de Fellini. De rares traces subsistent néanmoins : des essais de Mastroianni pour le rôle-titre, quelques photos de tournage et un synopsis magnifique.
écrit en collaboration avec Dino Buzzati et Brunetto Rondi. On le lit comme le plus excitant des thrillers métaphysiques. Fellini y met en scène son double fantasmé, un violoncelliste catapulté dans une sorte de » ville-limbes « . variante onirique et délirante de la réalité terrestre. Il nous offre une odyssée moderne dans un au-delà laïc. « immanent » « et terriblement humain, comme une réponse inspirée à Dante et à sa Divine Comédie.
Livré à lui-même. totalement perdu. G. Mastorna devra endurer les pires épreuves pour se libérer de ses interprétations erronées de la vie, retrouver une identité, une destination et. enfin, la paix. Le Voyage de G.Mastorna, inédit en France. recèle tout le génie du réalisateur et se révèle débordant de surprises et d’inventions : une hypergare avec des trains hauts comme des immeubles, un quartier composé uniquement de centaines de temples de toutes les confessions de la planète, des morts qui, à l’heure du thé, sortent de leurs tombes pour recevoir leurs parents, une fête macabre où les trépassés s’amusent à se jeter d’une terrasse pour fêter la libération de la grande peur. autant d’éléments qui font de ce récit l’incarnation même de la mythologie fellinienne. Avec ce texte exceptionnel. qui évoque Le Procès de Kafka. Fellini se révèle un écrivain formidable à la langue puissante et raffinée. On sort de ce voyage vertigineux au pays des morts abasourdi et rasséréné par cette magnifique réflexion métaphorique sur l’au-delà.
Il y a tellement de choses à dire sur ce livre que je ne sais pas par où commencer. Nous avons une préface qui nous explique l’histoire du film de Fellini : un scénario écrit en collaboration avec un des plus grands écrivains italiens, Dino Buzzati (connu pour ses nouvelles et romans absurdes, existentialistes) sur le thème de l’au-delà. Un scénario, un film mis en route, jusqu’au point de faire un essai pour le rôle-titre de Mastorna, imaginé pour Marcello Mastroianni, l’acteur fétiche de Fellini, son double cinématographique. Un essai qui ne plaira pas au réalisateur : « Si tu continues ainsi, on n’y arrivera pas. » « Pour la Dolce Vita, n’étais-je pas l’acteur qu’il te fallait ? Si tu arrives à me convaincre, à m’expliquer ce que tu veux, je deviendrais le personnage. Mais j’ai l’impression que tu as peur de quelque chose. » Car Fellini était superstitieux, à sa manière et ce film avait des allures de mauvais présage tout au long de la pré-production. Au final, il était trop coûteux, et à la multiplication de ces signes, Fellini abandonna le projet, même si le projet lui, ne cessa sans doute pas de le hanter. Même l’adaptation en bd rencontra des problèmes. Alors, c’est seulement de manière bien posthume qu’est connu en France en tout cas ce scénario maudit.
Mais reprenons cette histoire en elle-même, c’est ce qui nous intéresse ^^. Tout commence avec un voyage en avion, que le héros, Mastorna, violoncelliste, entreprend pour donner un concert. Mais des turbulences troublent le vol, et l’avion est alors forcé d’atterir dans une ville inconnue, allemande, qui a pour seul distinctif d’avoir la cathédrale de Bologne. Après un atterrissage miraculeux, juste devant l’église, les voyageurs sont invités dans un hôtel par la compagnie. Mastorna ne trouve cependant le sommeil, et se trouve bientôt à errer dans une ville bien étrange, si étrange que malgré son refus de cette idée, la conviction finit par s’imposer à lui : c’est une ville de l’au-delà, un passage des vivants vers la mort, et lui-même est mort. Tout passe alors dans ce récit : son refus, sa colère, sa volonté de prouver qu’il est encore vivant, ses tentatives de fuite, ses rencontres avec diverses personnes qui l’aident ou l’entraînent dans de fausses pistes…
Le scénario fonctionne plus par épisodes que de façon linéaire ; tout n’est qu’une longue suite d’errances de la part de notre héros, qui est perdu, désemparé, qui passe par toutes sortes d’émotions face à sa mort. En plus des interrogations métaphysiques et spirituelles que cela suscite, on reconnaît l’influence majeure des deux auteurs de ce scénario : Fellini et Buzzati.
Fellini, parce qu’il y transpose, encore une fois, deux de ses thèmes les plus chers : la sexualité et la mort, et beaucoup d’autres choses qui hantent ses films. Les relations homme-femme, l’errance absurde dans une nuit bruyante, animée et pourtant vide de sens, la critique de la religion, de la société, les rapports à la famille. Les films italiens de son époque se caractérisent par une absurdité comique, une sorte d’opulence riche et flamboyante, qui ne fait que renvoyer à la solitude ou à la personne du héros. C’est encore quelque chose que l’on retrouve ici, peut-être avec d’autant plus de force que Mastorna erre seul. Se met-il en colère, tempête-t-il pour prouver qu’il est vivant, on s’éloigne, on le laisse de côté au milieu d’une foule agitée qui ne prend pas garde à lui et le fait devenir invisible. Redevient-il calme, des adjuvants, des personnages alliés, viennent lui parler pour le guider et le conseiller, que ce soit les hôtesses qui guident les morts dans la ville, ou des personnes de son passé, précepteurs, amis ou parents. On retrouve les thèmes chers à Fellini, tout comme la transposition du réalisateur lui-même dans Mastorna, son double, ses angoisses, ses idées, ses questions.
Buzzati, pour l’absurde existentiel du texte. Pour ces scènes qui sont si propres à son univers, comme en particulier le moment où les morts font une fête pour s’être libérés de la vie, et se jettent, encore et encore, joyeusement, du haut d’un immeuble, et en redemandent. Ou encore pour ce moment où Mastorna retourne dans une ville qui est celle de son enfance et revoit ses parents, étrangement différents, avant de les retrouver dans un taxi, conscients qu’il est là, et lui parlant amicalement. Il y a de l’absurde à la Kafka dans ce texte.
Mais là où ce scénario pourrait être, il est vrai, très lourd, il y a aussi le sens de la mise en scène, d’un rythme trépidant, qui est cher à Fellini et ne rend pas ce sujet aussi pesant qu’il y paraît. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas grave ; mais ici la mort paraît comme une fête, une libération, si tant est qu’on l’accepte et qu’on y trouve son chemin, et l’endroit où l’on veut aller. Mastorna est souvent perdu, désespéré, mais il rit aussi, il aime, il converse, il redécouvre des choses, se redécouvre lui-même. La mort n’est pas glauque, mais ressemble à une étrange fête au bout de laquelle on revient peut-être en harmonie. La fin est ambiguë comme souvent chez Fellini : Mastorna accomplit son dernier voyage sur un chemin de montagne, et se retrouve ensuite là où devrait être sa place, semblant oublier qu’il est mort. Il rejoint un orchestre, anxieux du premier mouvement à jouer, on lui demande où il était passé, et ensuite la musique s’élève, enivrante, majestueuse et grave, mais joyeuse tout de même. Un peu comme la vie, un peu comme la mort. Tout est symbolisme, tout était à filmer, et quel film superbe cela aurait-il donné !
Pour tous ceux curieux de l’univers du réalisateur, ou pour les cinéphiles, ou simplement curieux, c’est vraiment une lecture très agréable car l’aspect scénario ne rebute pas, le texte a été mis en place de telle manière qu’on pourrait croire à un récit écrit directement de cette manière, sans la typographie inhérente aux scénarios. Ce petit trésor italien méritait sa parution en français, après 40 ans d’oubli, ne serait-ce que pour la vision fantasmagorique et effrénée qu’il donne à voir de l’au-delà…
Et un extrait :
Mais Mastorna ne retire pas le prix. Il regarde le très modeste trophée en silence, avec une moue de dérision, et, pris d’un élan furieux, il donne un coup à l’écrin et le fait voler des mains de la femme, qui en reste pétrifiée, bouche bée, les yeux écarquillés.
Dans le silence qui, soudain, s’est installé, Mastorna, d’une voix frémissante, commence à parler:
« Bonheur éternel ? Ici ? Avec vous ? Dans cette espèce de cirque équestre ? Dans cette confusion, dans cette vulgarité ? Dans cette idiotie ? Mais je n’ai que faire de votre bonheur éternel ! »
Murmures dans la salle. On entend dans le silence qui suit comme un sanglot sourd qui se transforme en une plainte triste et poignante. Elle provient de l’obscurité des gradins bondés de gens qui écoutent.
« Ce serait ça, la deuxième vie, la vraie vie ? Ça le but qu’on devait atteindre après toutes ces années de peur, d’angoisses, de solitude, de mal ? Une vie si maigre et si amère, tout ça pour arriver à cette fête misérable ? C’est ça le royaume de Dieu ? (avec un hurlement de désespoir.) Ce n’est pas possible. De toutes mes forces, avec toute ma passion, avec toute mon intelligence, tout mon coeur, je crie : ce n’est pas possible que ce soit ça la mort ! Nous ne devons pas l’accepter, nous ne pouvons pas l’accepter ! »»
Mastroianni lors de l’essai avec Fellini, la seule vidéo qui restera du projet du film.
Scénario italien.
Editions : Sonatine.
Parution originale : 2013
Disponibilité : en librairie (17 euros)
205 pages.
EAN : 9782355842023
A noter que la première BD adaptant ce scénario est toujours dans le commerce.
Lectures en cours : Un homme au singulier, de Christopher Isherwood.
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